Le capitalisme du vin garde toute sa force

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Le boum du prix de l’hectare dans certains vignobles bordelais laisse supposer que le vin attire les grandes fortunes françaises. Mais à quelle fin ? Est-ce que le « grand cru » demeure une tradition du goût ou s’affiche-t-il comme un nouvel attribut de richesse ?

Comme chaque année, le magazine d’information économique Challenges, du groupe de presse Le Monde-L’Obs, a livré son numéro estival consacré aux 500 plus grosses fortunes françaises ; et c’est passionnant, en complément aux débats des derniers semestres autour du livre de Piketty sur les riches en Occident (Thomas Piketty et Emmanuel Saez, « Le capital du XXIe siècle »). Parmi ces 500 se trouvent bien entendu des « héritiers », chers aux sociologues, tels Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (« La violence des riches. Chronique d’une immense casse sociale », Paris, Zone, 2013).

Il est donc amusant de se demander si le vin a suscité de la richesse – et ce, au-delà de cet ultra-riche qu’est Bernard Arnault, qui contrôle un groupe doté d’une branche d’alcools de haut de gamme. Un article de Jean-Pierre de La Rocque (« Ivresse dans le vignoble français », p. 89) évoque d’ailleurs le sujet, en rappelant le boum du prix de l’hectare dans certains vignobles :

 

« Dans la vigne aussi, il faut croire que les arbres peuvent monter jusqu’au ciel », dit-il, en évoquant des investissements en Gironde.

 

Y a-t-il encore une « aristocratie du bouchon » ?

En ne considérant que les 300 plus grosses fortunes identifiées par Challenges, essayons de déterminer si des fortunes du vin spécifiques sont encore solides en cette deuxième décennie du XXIe siècle, en pleine troisième révolution industrielle. Peut-on tout d’abord dénicher des « gens du vin », aux racines dans le vignoble, qui auraient pu conserver une position sociale fort élevée ? Y a-t-il encore des dynasties bordelaises, des Chartrons, si chers à l’historien Paul Butel ?

Borie-Manoux, une maison de négoce, se sépare d’un groupe familial en 1870 : on peut considérer que, à travers elle, l’histoire des Chartrons et de « l’aristocratie du bouchon » persiste quelque peu, puisqu’on en est à la troisième génération de gestionnaires depuis cette époque.

Les Delon ont moins de « lustre » puisque leur société ne remonte qu’en 1900, mais elle est tout de même inscrite dans une longue durée. Les Boüard et les Rothschild disposent d’une patine épaisse, mais ont-ils jamais réellement fait partie des Chartrons ? Nous ne le pensons pas, en fait, ce qui ne les a pas empêchés de prospérer !

Les Ballande ne figurent pas sur notre tableau : cette fort ancienne dynastie n’a qu’un actif « modeste » dans le vin (Prieuré-Lichine) et gère un vaste groupe en Nouvelle-Calédonie. Quant à la maison de négoce Mähler-Besse, datant de 1892, elle a quitté l’emprise de la famille historique en 2014, mais celle-ci conserve une fortune correcte. Cela permettrait une première conclusion : seules cinq familles auraient résisté au choc de l’Histoire, ce qui leur permettrait de rester parmi le cercle de ces trois cents grandes fortunes.

 

 

(Tableau Hubert Bonin)

La relève des nouvelles « familles »

Des « parvenus » du vignoble se sont affirmés depuis une (Castel, proches de leur centenaire) ou plusieurs générations (Moueix, Lurton, Cazes, etc.) en un défi aux vieilles dynasties déclinantes dans les années 1960-1970. Et, par conséquent, une sorte de relève s’est effectuée au profit de nouvelles « familles », qui n’ont plus rien à voir avec les Chartrons, mais qui sont intimes avec l’économie du vin, y entretiennent une sociabilité intense et dense, celle qui fait le bonheur des agences de communication institutionnelle et des traiteurs.

Certains de ces ultra-riches font preuve d’un tel esprit d’entreprise et d’un solide art de la mobilisation de fonds, ce qui leur a permis une croissance externe vigoureuse, en rachetant des marques et des vignes souvent à redresser : le groupe Merlaut est emblématique de ce groupe. Nous identifions ainsi seize familles peu ou prou « parvenues » qui se sont hissées, depuis la Seconde Guerre mondiale et les Trente Glorieuses, au sein des 300 plus grandes fortunes françaises.

 

(Tableau Hubert Bonin)

Les nouveaux « attributs de richesse »

Être ultra-riche consiste dans la variété de ses richesses, et l’Olympe de la richesse française aura su intégrer Dionysos et ses vins dans leurs actifs. Ce sont de purs décors ou plaisirs, au sein de portefeuille d’activités fort éloignés du monde du vin et d’un portefeuille d’actifs diversifié.

D’autres « oligarques » n’ont pas encore apparemment songé à se doter de ces « attributs de richesse », comme aurait dit Pierre Bourdieu, et, parfois, se contentent de se constituer de mini-groupes de médias. En fait, l’énorme majorité des ultra-riches n’ont pas effectué d’investissements dans le vignoble et se savourent les grands crus de leur cave ou de leur fournisseur.

Après tout, le « snobisme » du vignoble n’est pas une valeur partagée par tous, même si chacun connaît tel ou tel banquier ou financier qui se pique d’être co-investisseur dans une propriété viticole à redresser… Cela débouche sur un chiffre d’onze familles du monde vinicole qui se sont agrégées au cercle des 300 plus grosses fortunes françaises.

 

(Tableau Hubert Bonin)

Le goût du « grand cru »

Bref, en ces temps de révolution électronique, numérique et logistique, un dixième des trois cents grandes fortunes françaises est issu du monde du vin !

C’est tout de même impressionnant ; mais ce n’est pas étonnant car les bourgeoisies, moyennes, supérieures ou grandes, enrichies par cette révolution, ont repris la tradition du goût du « grand cru », en sus du champagne qui ponctue les grands événements du capitalisme (fusions, acquisitions, innovations).